MESURE DE LA FRANCE

III.

La France au carrefour: Rome ou Chartage?

    L'Europe actuelle, telle qu'elle est sortie de la grande guerre, est divisée, pourrait-on dire, entre deux grands groupes, les pays du Capital et les pays du Travail, les peuples-capitalistes et les peuples-prolétaires. La guerre s'est terminée par le triomphe des Anglo-saxons, ces peuples "gros mangeurs" comme les appelle Proudhon, essentiellement capitalistes et mercantiles. L'Allemagne féodale a été vaincue; l'Allemagne prolétarienne cherche à se dégager et à se rapprocher de la Russie des Soviets, pour constituer cette coalition germano-russe, épouvantail de la Bourgeoisie. Admirablement développée au point de vue de la culture technique, douée d'un puissant génie d'organisation industrielle, et ayant conservé, comme le prouve un Walter Rathenau, dans l'orgueil même de la production des soucis humanistes, pourvue enfin d'un prolétariat nombreux, instruit et travailleur, en qui Marx a pu voir "l'héritier de la philosophie classique allemande"; l' Allemagne peut jouer dans l'état actuel du monde un rôle tout à fait décisif et capital. La France bourgeoise conspire son extermination; l'Angleterre capitaliste, mue uniquement par des mobiles mercantiles et dans la crainte de voir renaître une France trop puissante, se réserve; l'Italie de Mussolini balance. Mais je rêve, contre les pays du Capital, une sorte de Sainte Alliance prolétarienne, constituée par la Russie, l'Allemagne, la France et l'Italie, et dans laquelle la coalition germano-russe serait le puissant flux dionysien que disciplinerait, styliserait et canaliserait l'esprit juridique et artiste, l'esprit apollinien de la France et de l'Italie. Je lis dans France et Rhin, une oeuvre pasthume de Proudhon, ces lignes remarquables: "Les races commerçantes ne sont pas missionnaires. Les Phéniciens, Carthaginois, Marseillais, n'ont rien donné. Venise, les villes hanséatiques, la Hollande, l'Angleterre, pas davantage. L'Amérique ne donne rien; elle est, dès sa naissance, industrielle et mercantiliste, malthusienne... L'Europe moderne, entrainée dans le mouvement mercantile, s'affaisse: la France n'a plus de fougue, plus d'énergie révolutionnaire; l'Allemagne joue avec ses idées. La Révolution se poursuivra par une élite conjurée de nations, quand le prolétariat et la petite-bourgeoisie, las de misère, lui offriront le point d'appui necessaire" (p. 218). "Si la civilisation devait rester ce que l'a faite la notion pure de la production et des garanties politiques, façon anglaise, il faudrait dire que la domination du globe appartient aux races aux fortes mandibules et que les peuples frugivores ont été livrés par Dieu en pâture aux carnivores. Il faudrait dire que le bourgeoisisme ayant pour contre-partie le salariat est le dernier mot de la civilisation et de la Politique... Que l'Europe se calme, et reprenne son assise; que les affaires, comme disent les bourgeois, reprennent franchement et vigoureusement leur cours: il ne s'écoulera pas cinq ans, à dater de cette reprise, avant que les peuples n'aient le sentiment vif et la claire intelligence de cette idée, qu'ils sont appelés à une condition meilleure et que la prépondérance du travail, l'influence des races consommatrices et le régime bourgeois qui en a été le produit, doivent céder la place a d'autres maximes" (p. 246).

    Mesure de la France : quel pourrait-être, dans cette sainte alliance, le rôle du prolétariat français, auquel s'adjoindrait ce qui peut rester de libéral dans notre bourgeoisie, étant admis qu'il y a dans la Révolution française plus que des "formules bourgeoises et doctrinaires dé gouvernement"? M. Drieu La Rochelle constate qu'il n'y a plus en France ni partis ni classes: tout est mêlé; il n'y a plus moyen, déclare-t-il, de choisir; nos socialistes sont des bourgeois! Proudhon dénonçait déjà cette triste situation: "Quelle est notre tradition à cette heure? Demandait-il. Este-ce celle de 89 ou celle de 88? Sommes-nous de Louis XIV ou de la Constituante? Sommes-nous chrétiens ou philosophes? nous sommes une confusion, une macédoine, un pêle-mêle, une promiscuité, un gâchis, une déliquescence... Il y a des politiques qui cherchent à s'appuyer sur le vif; qui croient qu'il y a plus à faire, plus à gagner, avec des Etats qui marchent, se développent, gagnent, travaillent, qu'avec des aristocraties défuntes. Ces politiques-là sont déclarés des sots, des ineptes. Nous sommes faits, nous autres Français, pour ressusciter les morts... La gloire d'un peuple, c'est de faire de grandes choses, en conservant la pureté de son sang, de son individualité, de sa tradition, dé son génie. Est-ce la nôtre? Nous avons manqué nos grandes entreprises; notre gloire est usurpée; nous sommes sans traditions et sans principe". La fameuse union sacrée, fruit de la guerre, n'a pas peu contribué à augmenter encore le gâchis. Que veut la France, à l'heure actuelle? Elle déclare qu'elle veut avant tout sa sécuriié. Mais on peut dire, qu'elle suit à ce point de vue la politique la plus téméraire. D'aucuns lui prêchent qu'elle doit faire pénitence, reconnaître que, depuis cent trente ans, elle s'est égarée, revenir à sa tradition monarchique, abjurer la Révolution, ressusciter les morts, comme dit Proudhon - et cela, au moment où l'Europe a vu crouler le dernier rempart de l'Ancien Régime, avec cette Allemagne féodâle que l'Entente, cette coalition de nations bourgeoises, a vaincue. S'il plaît vraiment à la bourgeoisie française d'abjurer sa Révolution, qu'elle le fasse et qu'elle achève de se suicider en se déshonorant; il appartiendra au prolétariat de reprendre de ses mains défaillantes le flambeau de la Révolution et, galvanisé par l'exemple héroïque du prolétariat russe, de faire reprendre à la France le chemin de sa vraie tradition, qui est la tradition révolutionnaire. La démocratie bourgeoise s'est révélée impuissante et mensongère: que l'heure sonne donc enfin de la démocratie ouvrière! La Russie des Soviets a inauguré l'ère prolétarienne; les évènements de la Ruhr ont montré que le prolétariat allemand s'éveille à l'idée révolutionnaire; nous Français, nous sommes au carrefour: prise entre la coalition anglo-saxonne, Anglais et Américains - ces peuples dévorants et engloutisseurs - et la coalition germano-russe en formation, coalition qui ne pourra être que prolétarienne, la France bourgeoise est coincée. C'est à la France ouvrière de décider si elle veut se contenter, à l'instar du prolétariat anglo-saxon, de partager avec la bourgeoisie les profits de la victoire de la Ploutocratie, ou si, en se joignant au prolétariat germano-russe, elle veut assurer le triomphe de la Révolution européenne. Le dilemme, je le répète, est entre les peuples-capitalistes et les peuples-prolétaires, entre le Capital et le Travail. On l'a observé souvent: le socialisme est faible chez les Anglo-saxons; c'est que, précisément, il y a dans le socialisme un héritage de la civilisation classique et apollinienne que ces peuples de gros mangeurs, tout à l'éxploitation mercantile du globe, ne possèdent pas; et Sorel faisait remarquer avec juste raison qu'il y a un lien subtil et indéfinissable entre la culture classique et les idées révolutionnaires. La lutte est toujours, est plus que jamais entre Rome et Carthage (1); Carthage, c'est aujourd'hui la ploutocratie anglo-saxonne; la coalition germano-russe (l'Allemagne a été profondément romanisée et la Russie révolutionnaire est fille de Marx) à laquelle s'adjoindra, il faut l'espérer, le prolétariat franco-italien, réalisant l'alliance fraternelle de Dionysos et d'Apollon, cette alliance dont Nietzsche nous enseigne qu'est sortie l'immortelle tragédie grecque - c'est la Rome moderne, dont le triomphe assurera la victoire d'une civilisation dionyso-apollinienne, d'où seront bannis et le pullulement oriental et le mercantilisme yankee.

EDOUARD BERTH.

(1) Pendant la guerre, on nous a répété, à satiété, que l'Entente incarnait la civilisation; mais quelle apparence qu'une coalition où entraient la Russie de Nicolas II, l'Angleterre de Lloyd George et la France de Viviani représentât la Civilisation? Est-ce que la Russie de Raspoutine, la mercantile Albion, flanquée bientêt des marchands de Chicago et notre démocratie, à qui la démocratie italienne crut devoir emboîter le pas, pouvaient vraiment se targuer de représenter Rome et l'esprit romain? Quelle sinistre plaisanterie!