MESURE DE LA FRANCE

II.

Anticipations proudhoniennes.

    Mais, dans cette horreur du pullulemen: et de l'industrialisme qui est comme instinctive chez nos Français, et que nous avons vu M. Drieu La Rochelle traduire avec une éloquence âpre et amère - et qui est comme la protestation de l'esprit lui-même, contre une "illusion énorme" un "enfer incroyable", un "univers de camelote", où la quantité matérialiste submergerait la fine et précieuse qualité - n'y a-t-il pas, en dernière analyse, comme une anticipation? Dionysos, c'est entendu, est nécessaire à Apollon; mais celui-ci n'est pas moins indispensable à Dionysos; et ce qu'il faut réaliser, c'est leur alliance fraternelle, et le mariage de la féconde quantité et de la qualité-mesure: une renaissance classique est à ce prix.

    La solution de cette espèce d'antinomie qu'on peut découvrir entre la population et la civilisation, entre la quantité et la qualité, autrement dit, a été trouvée je crois, par notre Proudhon, dans son chapitre des Contradictions intitulé la Population. Proudhon constate ou, du moins, a cru constater - par une intuition de génie - qu'entre la faculté prolifique et la faculté industrielle, entre l'amour et le travail, il y a opposition, en sorte que plus l'homme serait travailleur, et moins il serait prolifique: "la chasteté, écrit-il, est la compagne du travail; la mollesse est l'attribut de l'inertie. Les hommes de méditation, les penseurs énergiques, tour ces grands travailleurs, sont de capacité médiocre au service de l'amour. Pascal, Newton, Leibniz, Kant et tant d'autres, oublièrent, dans leur contemplations profondes, qu'ils étaient hommes. Le sexe les devine: les génies de cette trempe lui inspirent peu d'attrait. Laisse-là les femmes, disait à Jean-Jacques cette gentille Vénitienne, et étudie les mathématiques. Comme l'athlète se préparait aux jeux du cirque par l'exercice et l'abstinence, l'homme de travail fuit le plaisir, abstinuit venere et baccho". "Dans le travail, comme dans l'amour, le cæur s'attache par la possession; les sens au contraire se rebutent. Cet antagonisme du physique et du moral de l'homme dans l'exercice de ses facultés industrielle et prolifique, est le balancier de la machine sociale. L'homme, dans son développement, va sans cesse de la fatalité à la liberté, de l'instinct à la raison, de la matière a l'esprit. C'est en vertu de ce progrès qu'il s'affranchit peu à peu de l'esclavage des sens, comme de l'oppression des travaux pénibles et répugnants".





    "A mesure que le travail augmente, l'art surgissant toujours du métier, le travail perd ce qu'il avait de répugnant et de pénible: de même l'amour, à mesure qu'il se fortifie, perd ses formes impudiques et obscènes. Tandis que le sauvage jouit en bête, se délecte dans l'ignorance et le sommeil, le civilisé cherche de plus en plus l'action, la richesse, la beauté: il est à la fois industrieux, artiste et chaste. Paresse et luxure sont vices conjoints, sinon vices tout à fait identiques. Mais l'art, né du travail, repose nécessairement sur une utilité, et correspond à un besoin; considéré en lui-même, l'art n'est que la manière, plus on moins exquise, de satisfaire le besoin. Ce qui fait la moralité de l'art, ce qui conserve au travail son attrait, qui en éveille l'émulation, en excite la fougue, en assure la gloire, c'est donc la valeur. De même, ce qui fait la moralité de l'amour, et qui en conserve la volupté, ce sont les enfants. La paternité est le soutien de l'amour, sa sanction, sa fin. Elle obtenue, l'amour a rempli sa carrière, il s'évanouit, ou, pour mieux dire, se métamorphose... La chasteté est l'ideal de l'amour" (p, 380-381) (1).

    Mais, objectera-t-on à Proudhon, cette influence du travail sur l'amour ne peut s'entendre que du travail-artiste, que du travail qui s'élève à la forme de l'art et fait de l'ouvrier un artisan-artiste; et comment comparer à ce travail-art le travail industriel moderne, qui condamne dans nos usines à un labeur automatique nos prolétaires tranformés en esclaves? Les belles définitions du travail données par Proudhon, sont-elles encore ici de mise? "L'homme est travailleur, écrit-il, c'est-à-dire créateur et poète: il émet des idées et des signes; tout en refaisant la nature, il produit de son fond, il vit de sa substance, c'est ce qui signifie la phrase populaire, vivre de son travail... Le travail est une émission de l'esprit. Travailler, c'est dépenser sa vie, travailler, en un mot, c'est se dévouer, c'est mourir. L'homme meurt de travail et de dévouement, soit qu'il épuise son âme, comme le soldat de Marathon, dans un effort d'enthousiasme, soit qu'il consuom sa vie par un travail de cinquante à soixante années, comme l'ouvrier de nos fabriques, le paysan dans nos campagnes. Il meurt parce qu'il travaille; ou mieux, il est mortel, parce qu'il est né travailleur". Mais le labeur machinal moderne, encore une fois, peut-il se comparer à ce travail où il y a création et poésie, et susceptible par conséquent d'enthousiasme?





    Il s'àgit, en l'espèce, de bien discerner quel est le rôle de la machine dans le travail moderne: ce rôle est-il, comme on le croit trop communément, de rendre le travail purement mécanique, monotone et abrutissant? "Les machines, écrit Praudhon, ne font qu'abréger et suppléer pour nous certaines opérations manuelles: elles ne diminuent pas le travail, elles le déplacent; ce que nous demandions auparavant à nos muscles est reporté sur le cerveau. Rien n'est changé au travail, si ce n'est le mode d'action, qui du physique passe à l'intellectuel" (p. 371). Mais je veux rappeler un passage d'une étude de Sorel, qui met bien en lumière le vrai caractère de l'industrie moderne. "Trop longtemps, écrit Sorel, on a cru que la machine moderne permet d'employer le travail le plus bas et que tout l'intérêt du patron consiste à allonger les journées ou à intensifier le travail. Aujourd'hui, nous savons qu'il faut à la machine un ouvrier supérieur, capable de travail très qualifié, qui puisse suivre des mouvements très rapides et trés délicats, qui ait à dépenser plus d'attention que de force... Ce travailleur peut être encore appelé un bras, puis-q'il ne possede que sa force de travail; mais c'est un bras mû par une volonté singulièrement tenace, éveillée et prévoyante. Il ne possède pas un atome de la matière de l'atelier où il peine, mais il a sur le produit un droit plus certain que son patron, car le syndicat défend son salaire; les profits et les pertes ne le regardent pas et il refuse de plier son sort aux maniements des prix par une échelle mobile. Il n'est pas propriétaire des instruments de production, mais il a acquis des qualités intellectuelles et morales que ne possédaient pas les anciens ouvriers possesseurs d'instruments; il n'est comparable qu'à l'artisan-artiste, qui jamais n'avait été qu'une exception; il veut bien faire, car il aime son æuvre; tandis que le travailleur propriétaire s'engourdit souvent dans sa tradition technique, le prolétaire moderne ne cesse de progresser et de se mettre au niveau de techniques plus délicates". (Science Sociale. Les divers types de coopératives, (Septempre 1899).

    Ainsi, les plaintes que le machinisme a d'abord suscitées, et qui, au début de l'ère capitaliste, se sont traduites, de la part des ouvriers, par des bris de machines et des révoltes contre la machine elle-même, ne sont pas, au fond, justifiées: la machine, au contraire, libère (2) l'ouvrier, fait passer le travail du rang d'un effort purement musculaire à celui d'un effort cérébral, exige plus d'attention, que de force, intellectualise le travail: l'ouvrier exigé par la grande industrie moderne est un ouvrier supérieur, qui n'est comparable, nous dit Sorel, qu'à l'artisan-artiste. D'où vient donc l'erreur, si commune encore et que M. Drieu La Rochelle semble partager pleinement, lui qui ne voit dons l'industrialisme moderne qu'un "enfer incroyable", une "illusion énorme" et "un univers de camelote"? C'est qu'il faudrait distinguer dans le mouvement capitaliste lui-même déux tendances, la première, purement commerciale et usuraire, ploutocratique, qui tend à abrutir l'ouvrier par un régime de bas salaires et de longues journées - régime contre lequel, par le mouvement syndical, les ouvriers ont réagi et continuent à réagir - et qui ne se propose qu'une production par grandes masses d'une qualité inférieure et pouvant être dite en effet de la camelote; - la seconde, plus vraiment industrielle, qui reconnait qu'un régime de courtes journées et de hauts salaires est aussi favorable à la production elle même qu'à l'ouvrier et dont le but est une production soignée, de qualité supérieure et tendant à faire de l'industrie un art perfectionn, exigeant vraiment des ouvriers qualifiés, ces ouvriers que Sorel compare aux artisans-artistes. Ce capitalisme industriel, triomphant du capitalisme usuraire, est en quelque sorte la préface du socialisme, le pont par où le passage pourra se faire du capitalisme au socialisme; et le socialisme n'est, au fond, en un certain sens, que l'exaltatíon de ce capitalisme: c'est l'atelier moderne, produit du capitalisme industriel, qui, se débarrassant de la tutelle capitaliste devenue superflue, émerge dans tout l' orgueil d'une force libérée, et où les travailleurs ont l'ambition de hausser l'industrie jusqu'à la hauteur d'un Art.





    Si le monde moderne apparaît encore sous un aspect aussi hideux, si l'índustrialisme moderne ne se présente encore que sous des apparences sinistres, c'est que la ploutocratie gouverne encore le monde en maitresse presque absolue - et que, par la grande guerre - cette grande guerre qui fut essentiellemente ploutocratique et fit ressembler la guerre elle-même à une sorte d'industrie infernale où le soldat, comme l'ouvrier de la fabrique, chair à travail, fut considéré comme de la simple chair à canon - (M. Drieu La Rochelle a bien le sentiment de cette dénaturation monstrueuse de la grande guerre: la guerre moderne, écrit-il, (qui n'a de commun que le nom avec la fonction que les hommes ont exercée pendant des cycles de siècles) était déjà au temps de Napoléon, et même avant, enfin depuis l'emploi de la poudre (3), première grave atteinte portée par les pratiques industrielles aux institutions fondamentales de l'humanité, une simple machine à détruire les corps les plus robustes) - c'est que la Ploutocratie, dis-je, par la grande guerre, a consolidé encore sa domination et fait rétrograder le capitalisme à des formes usuraires qui semblaient dépassées. Et ces paroles de Proudhon nous résonnent prophétiquement à l'oreille: "De deux choses l'une, écrit-il: ou l'humanité doit devenir par le travail une société de saints, ou bien, par le monopole et la misère, la civilisation n'est qu' une immense priapée. Au train dont vont les choses et à moins d'une réforme qui change intégralement les conditions du travail et du salaire, toute augmentation de labeur, partant tout accroissement de richesse, nous sera bientôt devenue impossible. Longtemps, avant que la terre nous manque, notre production s'arrêtera: le paupérisme et le crime croîtront toujours".





    Mais M. Drieu La Rochelle, dont le désespoir latent semble avoir un moment espéré en la Russie rouge, a été déçu par Lénine "Lénine, se demande-t-il, au fond de son Kremlin, rêve-t-il autre chose que Stinnes ou Schwab?" Les bolcheviks lui semblent être, eux aussi, contaminés par ce même génie industrialiste moderne, qui lui paraît démoniaque; il ne voit pas dans Lénine un vrai révolté, mais une manière de bourgeois, qui veut precipiter l'occidentalisation de la Russie, commencée par Pierre Le-Grand, et dont le soi-disant communisme, n'a, lui aussi, qu'un dieu: la Production. Déjà M. Bertrand Russell avait bien discerné ce caractère industrialiste des communistes russes. "Les bolcheviks, écrit-il (Pratique et thèorie du Bolchevisme, p. 89-90), sont des industrialistes en toutes choses; ils se passionnent pour tout dans l'industrie moderne, sauf pour les bénéfices exagérés des capitalistes. Et la dure discipline à laquelle ils soumettent les ouvriers est bien faite pour leur inculquer, si la chose est possible, les habitudes d'application et de probité qui leur ont manqué jusqu'ici et faute desquelles seulement la Russie n'a pu devenir un des principaux pays industriels du monde".

    J'ai souligné à dessein dans cette citation de Russel: sauf pour les bénéfices exagérés des capitalistes; est c'est pour bien marquer cette différence capitale, que, si les communistes russes sont de fervents industrialistes, ils ont répudié l'esprit ploutocratique qui anime l'industrialisme capitaliste. Qu'ils soient des admirateurs enthousiastes de l'industrie moderne, il fallait bien s'y attendre de la part de disciples de Marx, dont on connaît la phrase célèbre sur les créations gigantesques de cette industrie, et que je veux rappeler une fois de plus: "La bourgeoisie, dit Marx (Manifeste Communiste, p. 24. Trad. Andler) a, comme personne ne l'avait fait avant elle, montré de quoi est capable l'activité humaine. Elle a réalisé de tout autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs romains et les cathédrales gothiques; elle a accompli de tout autres campagnes qu'invasions et croisades". Mais les lecteurs du Manifeste Communiste savent aussi avec quelle force Marx, s',il a loué en termes enthousiastes l'œuvre technique (et révolutionnaire à ce point de vue) de la bourgeoisie, a également flétri le caractère affreux de l'industrialisme moderne, noyant dans les eaux glacées d'un égoisme calculateur tous les sentiments désintéressés et enfantant une civilisation essentiellement prosaïque - cette civilisation qui fait tant horreur précisément au profond spiritualisme de M. Drieu La Rochelle, qui, ne l'oublions pas, est, avant tout, un poète. Il appartient au prolétariat révolutionnaire, héritier et contradicteur de la Bourgeoisie tout ensemble, de conserver son esprit de hardiesse créatrice dans l'ordre technique et d'organiser l'Industrie dans des conditions tout autres au point de vue moral et esthétique. La bourgeoisie ne connaît que le profit; c'est uniquement mue par la recherche du plus grand profit qu'elle a bousculé les anciennes conditions de la vie patriarcale et feodale et créé cette civilisation si riche en forces productives, et si affreuse révolutionnaire pourra, à son tour, sculpter la société à son image, lui qui, jusqu'ici, n'a été que le bras et la matière de la production capitaliste, il animera de son esprit, de son âme et de son cœur, tout chargés de soucis humains, moraux et culturels, cette production qui semble aujourd'hui infernale et dont l'aspect épouvante tous ceux qui sont restés attachés à l'idéal traditionnel de la culture classique et humaniste. Le prolétariat a la mission historique de fonder enfin une civilisation de producteurs, une civilisation qui reposera sur le travail, et dont la morale, l'esthétique et la philosophie seront des dérivés du travail. Cette civilisation est-elle possibie? Y a-t-il dans le travail (4) de quoi fonder une morale, une esthétique, une métaphysique nouvelles et profondément originales? Telle est la question essentielle. Je trouve dans notre grand Proudhon d'admirables anticipations à ce point de vue; Proudhon a vu dans ce qu'il a appelé l'ascétisme industriel le moteur d'une civilisation qui serait une nouvelle civilisation classique et apollinienne, fondée cette fois, non plus sur les valeurs guerrières, mais sur les valeurs ouvrières, qui engendrerait une élite de travailleurs "industrieux artistes et chastes", et qui, par conséquent, n'aurait plus à craindre ni le pullulement ni ce mercantilisme affreux qui déshonore la civilisation capitaliste.


E. BERTH.





(1) Le christianisme, dit Proudhon, a été sur ce point prophétique: en mettant l'idéal virginal au dessus de l'idéal patriarcal, il a deviné que notre fin n'est pas dans l'ordre de la chair, mais dans celui de l'esprit et que la chasteté est en quelque sorte l'idéal même du mariage, le but vers lequel il tend secrétement. Les socialistes, qui, en la matière, ont plutôt en général suivi Fourier que Proudhon, se sont gaussés neguère que Sorel ait pu écrire cette phrase, qui, sans doute, leur a paru monumentale, "que l'homme ne deviendrait plus juste que dans la mesure où il deviendrait plus chaste". "Le socialisme, écrit Proudhon, qui, au lieu d'éléver l'homme vers le ciel, l'incline toujours vers la boue, n'a vu dans la victoire remportée sur la chair qu'une cause nouvelle de misère: comme il s'était flatté de vaincre la répugnance du travail par la distraction et la voltige, il a essayé de combattre la monotonie du mariage, non par le culte des affections, mais par l'intrigue et le changement". Proudhon a en vue ici le fouriérisme et la théorie de la papillonne. Il écrit ailleurs ceci. "Le fouriérisme est la négation du ménage, élément organique de la propriété; de la famille, âme de la propriété; du mariage, image de la propriété transfigurée. Et pourquoi le fouriérisme abolit-il toutes ces choses? Parce que le fouriérisme n'admet que le côté négatif de la propriété; parce qu'a la place de la possession normale et sainte, manifestée par le mariage et la famille, le fouriéris me poursuit de tous ses voeux, de tous ses efforts, la prostitution intégrale. C'est tout le secret de la solution fouriériste du problème le la population. Il est prouvé, dit Fourier, que les filles publiques ne déviennent pas mères une fois sur des millions: au contraire la vie de ménage, les soins domestiques, la chasteté conjugale, favorisent éminemment la progéniture. Donc l'équilibre de la population est trouvé si, au lieu de nous assembler par couples et de favoriser la fécondité par l'exclusion, nous devenons tous prostitués. Amour libre, amour stérile, c'est tout un... A quoi bon dès lors le ménage, la monogamie, la famille? Faire du travail une intrigue, de l'amour une gymnastique, quel rêve! et c'est celui du phalanstère!... Le socialisme, ainsi que l'économie politique, a trouvé à la fois, sur le problème de la population, la mort et l'ignominie. Le travail et la pudeur sont des mots qui brûlent les lévres des hypocrites de l'utopie et qui ne servent qu'à déguiser aux yeux des simples l'abjection des doctrines" (p. 355).
     Mais le christianisme, qui, sur la question du mariage, est une sorte de compromis entre l'idéal biblique dont il est l'héritier et l'idéal virginal qui lui est propre, n'a pas eu de la dignité de la femme une notion peut-être suffisamment élevée : l'épouse chrétienne est une épouse trop résignée et qui accepte trop facilement d'être parfois transformée en simple machine réproductrice. Or la femme a le droit de se refuser à n'être considérée que comme un instrument de reproduction; et si le féminisme, qui, en lui-même, n'est le plus souvent qu'insanité, pouvait contribuer à donner à la femme un sens plus élevé de sa dignité, il n'aurait pas été complètement vain. J'estime que personne n'a donnè du mariage et de la famille une doctrine plus forte et plus belle que Proudhon; le respect de la femme par lui est porté à une hauteur qui ne sera pas dépassée; et la io.e étude de la Justice est, à mon sens, une des choses les plus magnifiques qui soient sorties de la plume d'un moraliste; car, en s'inspirant à la fois de l'idéal romain et de la mystique chrétiénne, Proudhon a su donner au mariage une signification hors ligne et vraiment sublime.

(2) Elle le libère, en ce sens qu'elle hausse le travail d'un effort tout musculaire à un effort cérébral, mais non en ce sens qu'elle impliquerait une diminution du labeur pouvant aller jusqu'à des journées extrèmement courtes, comme certains utopistes l'ont imaginé. Proudhon, au contraire, affirme l'aggravation du travail; à ses yeux, c'est une des lois les plus certaines, et il s'élève avec force contre l'utopie de la richesse obtenue par un travail de plus en plus réduit à sa plus simple expression. Il voit même dans cette loi une garantie pour la civilisation, qui ne pourra jamais, grâce à elle, devenir une immense priapée et comme une prostitution integrale. Nous sommes condamnés, selon lui, à travailler sans cesse davantage; notre travail croîtra sans cesse en intensité cérébrale; et c'est pour nous le gage d'une ascension possible toujours plus haute vers les régions de la vie "industrieuse, artiste e chaste".




(3) M. Drieu La Rochelle partage une opinion exprimée avec force déjà par Proudhon dans la Guerre et la Paix (T. II, 6, 9): "C'est depuis l'invention de la poudre que les idées se sont perverties sur la nature et le droit de la guerre, notamment en ce qui concerne le réglement des armes. On a prétendu que l'emploi du canon avait démocratisé le métier de soldat et porte à la noblesse un coup sensible, en neutralisant la cavalerie et en amoindrissant l'avantage de la bravoure personnelle. J'amerais mieux, je l'avoue, que le Tìers-état eût appris à opposer cavalerie à cavalerie, au risque de voir la féodalité durer cent ans de plus. D'autres, soidisant amis de humanité, se félicitent de voir les armes et machines de guerre suivre les progrés de l'industrie et devenir de plus en plus meurtrières. La guerre finira, diton, par l'excès même de sa puissance destructive. Ils ne voient pas que cette manière de mettre fin à la guerre aboutit juste à la désorganisation politique et sociale. Quand les armes seront telles que le nombre et la discipline, aussi bien que le courage, ne seront plus de rien à la guerre, adieu le règne des majorités, adieu le suffrage universel, adieu l'empire, adieu la République, adieu toute for-me de gouvernement. Le pouvoir est aux plus scélérats". On connaît le rêve que Renan avait fait pour dompter soi-disant Caliban; il avait imaginé entre les mains d'une oligarchie scientifique une telle puissance de destruction que la plèbe devait être forcément écrasée et reduite à l'impuissance. La ploutocratie moderne, forte de cet outillage industriel et militaire monstrueux dont la grande guerre a fait voir d'une façon si infernale la puissance destructive, ne pourrait-elle pas en effet asseoir ainsi definitivement sa hideuse domination? La guerre des rues a été déja rendue impossible; et, par ailleurs, la ploutocratie, disposant du gouvernement, de la presse, des mille moyens de corruption que donne l'argent dans nos sociétés modernes, quelles ressources restera-t-il aux révolutionnaires? Le soi - disant Caliban - serait dompté, mais ce ne serait pas, hélas, au profit de Prospero, mais à celui de la plus hideuse des craties, de l'ignoble Ploutocratie.

(4) Il va sans dire que par travail j'entends aussi bien le travail agricole que le travail industriel proprement dit. L'agriculture, qui est devenue une technique exigeant des connaissances extrêmement variées, est désormais une industrie qui peut même offrir de beaus modèles de ce type du travailleur social, - producteur extra-qualifîé dont la vie est toute concentrée sur un travail illuminé d'une part par la science et d'autre part par une parfaite élucidation théorique des rapports sociaux - que le socialisme doit enfanter. Le prolétariat de la grande industrie joue évidemment dans la conception marxiste de la Révolution sociale un rôle central et initial; mais il est appelé a résoudre le vieil antagonisme de la ville et de la campagne et à fondre dans ce type du travailleur social, que je caractérise plus haut, l'ouvrier des villes et le producteur des champs; je me permets ici de rappeler ce que j'écrivais à ce sujet dans mes Méfaits des Intellectuels sur les deux types de vie entre lesquels oscille l'homme moderne, soit qu'il devienne plus spécialement un démocrate, soit qu'il s'oriente davantage vers un socialisme vraiment révolutionnaire (p. 167).