PARALLELI

    "Les temps, sous le second Empire, furent pour le presse d'une difficulté extrême. Il fallait étre son propre censeur à soi-même; c'étaient des angoisses de tous les jours. C'est alors que s'opéra dans le journal une trasformation considerable. La politique était si peu libre que la vie passa aux articles littéraires et moraux. Les lecteurs intelligents cherchèrent à la troisième page ce que ne pouvait dire la première. Les articles variétés prirent une importance qu'ils n'avaient pos encore eue. Jusque-là, ces articles avaient été anonymes; ils engageaient l'opinion du jornal entière. Dès les premières années après le coup d'Etat, tout fut changé. Les articles variètès devinrent pleins de sous-entendus; on y sentit la responsabilité personnelle, l'allure originale de l'auteur. La forme fut bien plus soignée; parfois elle le fut trop peut-être. Le public lut ces petits morceaux avec attention, cherchant entre les lignes ce que l'auteur n'avait pu dire. Sous apparence de littérature, on parla ainsi de bien des choses alors défendues; on insinua les plus hauts principes de la politique libérale.

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    Le libéralisme était la religion de cette géneration excellente. Leurs principes étaient si arrêtés qu'au lendemain de la catastrophe qui semblait leur donner tort, ils se retrouvèrent tels qu'ils avaient été la veille. "J'en fais l'aveu sincère, disait M. de Sacy, je n'ai pas changé. Bien loin de m'avoir ébranlé dans mes convinctions la réflection, l'âge et l'expérience m'y ont affermi. Je crois au droit et à la justice, comme j' y croyais dans ma plus naive jeunesse. Le principe de liberté, que le temps et les circostances ont ajourné dans la politique, je suis heureux de le reprendre dans les letteres, dans la philosophie, dans tout ce qui est du domaine de la conscience et de la pensée pure".

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    Ainsi nous traversâmes gaiement, et en nous soutenant les uns les autrés, ces tristes années qui s'écoulèrent du coup d'Etat à l'an 1860, à peu près. Une influence meilleure commença de s'exercer alors. Les gouvernements, en général, s'améliorent en vieillissant. On put parler d'Empire libéral comme d'un espoir; mais il a fait une faute irrémissible, la guerre.

    Voilà comment il arriva qu'avec une parfaite honnêteté plusieurs d'entre nous acceptèrent, dans les dernières années, l'Empire, qu'ils n'aimaient pas, et s'attelèrent à la besogne de l'améliorer... La faute que nous fûmes amenés à commettre en cette circostance, si faute il y eut, il est probable que nous la commettrons plusieurs fois encore. Toutes les fois que nous verrons se lever l'aube de la liberté, nous la saluerons. Tout essai qui se présentera comme ayant chance de concilier les exigences opposées de la politique, nous l'appuierons. A qui la faute si tout cela n'aboutit qu'à des déceptions? Au siècle, non à nous. Le gouvernement vraiment constitutionnel ne s'improvise pas; les nations y arrivent quand elles le mèritent. Avions nous une bien forte confiance dans l'Empire libéral? Espérions-nous que le pouvoir personnel deviendrait, par une trasformation à vue, cette royouté constitutionnelle, qui est le plus parfait des gouvernements? Oh! non certes; les gouvernements sortis d'aventures sont forts par le mal qu'ils font; quand ils commencent à faire le bien, ils sont faibles".

ERNEST RENAN

(da "Feuilles détachées")